Great Mother (Harumi), 1983

Fichier Apple ProREs HQ 422 (NTSC), couleur, son


Les trois vidéos Great Mother (HARUMI), Great Mother (YUMIKO), Great Mother (SACHIKO), explorent la relation mère-fille. Elles évoquent la complexité de cette relation en montrant la vision patriarcale d'un idéal japonais de la femme. Pour ce faire l'artiste s'appuie sur les différents protagonistes ainsi que sur la présence permanente d'un moniteur de télévision, lui-même acteur à part entière des drames qui sont en train de se jouer. Ce moniteur vidéo, présent dans chacune des trois histoires, est une ouverture qui peut être considérée comme une représentation de l'inconscient, la formalisation du désir d'un des personnages, ou un autre temps du récit.
 
Dans la première partie de la trilogie, Great Mother (HARUMI), Mako Idemitsu fait le portrait d'Harumi (14 ans) en révolte contre une mère dominante. Harumi semble ne pas pouvoir lui échapper. Même enfermée dans sa chambre, sa mère continue de lui parler à travers la porte, puis quand Harumi se couche l'écran de télévision à la tête de son lit affiche en gros plan le visage désapprobateur de sa mère. Comme Mako Idemitsu le montre habilement, les leçons patriarcales sont paradoxalement transmises de génération en génération, de mère en fille. Venant compléter le triangle familial, le père d'Harumi encourage le conflit mère/enfant. Mako Idemitsu traite le rôle du père comme un simple écho dont la présence peut paraître inconsistante même s'il représente le patriarcat de la société japonaise. Le procédé de mise en abyme vidéographique mis en place est un élément moteur de la continuité du récit dans la mesure où l'espace de représentation du moniteur vient compléter et nourrir l'action. C'est ainsi que l'ambivalence de leur relation est exprimée sur le moniteur de façon " dramatique " dans les images d'Harumi tantôt essayant d'échapper aux bras de sa mère, tantôt enfermée dans une étreinte symbiotique avec elle.


La deuxième partie de la trilogie, Great Mother (YUMIKO), décrit la relation d'une jeune femme "contemporaine" sous l'influence permanente de la figure maternelle. Yumiko, jeune femme rebelle d'une famille intellectuelle et influente, tente de provoquer l'intérêt maternel d'une mère froide et distante, en s'enfuyant avec un homme douteux dont elle attend un enfant et avec qui elle se marie. Chez le nouveau couple le mariage semble se déliter. Au cours d'une séquence dans laquelle ils se disputent, on peut voir sur un moniteur de télévision l'image géante du visage de la mère de Yumiko. Toujours très calme et surveillant le comportement de Yumiko, elle paraît lui indiquer les " bons gestes ", la " bonne conduite ", acceptant les choix de sa fille de manière détachée : " This is what you have decided" ("c'est ce que tu as décidé "). Le moniteur est ici l'outil qui permet de souligner la désunion de la structure familiale. Alors qu'on observe le mariage de Yumiko se dégrader, les séquences du quotidien de la mère s'y juxtaposent : elle apparait plus communicative dans son milieu professionnel, tandis qu'elle affiche une grande froideur avec sa fille. De retour à la maison, Yumiko et sa mère reproduisent le même schéma relationnel dans lequel elles semblent irrémédiablement enfermées.


Enfin le troisième mélodrame domestique de cette trilogie, Great Mother (SACHIKO), tout en évoquant  la relation mère-fille, expose la perte d'individualité de l'enfant face aux parents, en y incluant une relation conjugale mise en échec par un rapport à la mère fusionnelle. Coincée entre une mère possessive, infantilisante, en quête de jeunesse [1], et un mari abusif, Sachiko se débat à travers son existence quotidienne. Sa mère est vue comme omnisciente et omniprésente aux cotés de sa fille. Encore une fois le poste télévisuel revêt le rôle d'une sur-présence métaphorique et appuie le caractère dramatique de la narration : subconsc matérialisé, la mère coiffe sa fille, la maquille, cuisine avec elle, ou regarde le mari faire l'amour à une Sachiko détachée et indifférente. Shachiko est l'objet de sa mère, sa poupée, toutes deux sont la source de la frustration d'un mari désemparé, réfugiant son impuissance dans l'alcool face à cette situation.  La description de Mako Idemitsu du circuit psychologique familial est à la fois poignant et ironique: l'incroyable intimité d'une relation mère-fille, qui exclut et aliène le mari, devient, en même temps qu'elle les provoque, un refuge contre les abus de ce dernier.


Différents personnages apparaissent dans les vidéos de Mako Idemitsu comme ici des mères qui se mêlent excessivement de la vie de leur fille ou un mari intolérant et sectaire. La série est basée sur un concept Jungien [2]: dans la pensée de Jung l'expression Great Mother archetype  fait référence à l'image archétypale de la mère [3]. Les yeux rivés sur la vie domestique, Mako Idemitsu donne là un aperçu du Japon et de ses valeurs familiales et matriarcales au sein d'une société patriarcale. Dans un tel contexte, la femme qui occupe la place d'"épouse" ou de "fille", souffre de ne pouvoir dire mot. Les trois relations mère-fille qui sont dépeintes ici sont différentes, mais fondamentalement, traitent de la relation entre le Soi de la mère et la prolongation d'elle-même c'est-à-dire sa fille. En ce sens ses vidéos de Mako Idemitsu, tout en s'appuyant sur son expérience personnelle,  reflètent la réalité de beaucoup d'autres femmes de sa génération tout comme des générations qui vont suivre : une expérience d'un soi divisé, aux prises avec cette identité multiple de fille-femme-mère-épouse. Ce sentiment de division est très signifié dans la structure vidéo de l'œuvre de Mako Idemitsu. Le dispositif récurent du moniteur télévisuel dans la vidéo crée un second écran dans un écran plus large, matérialisant une vision très symbolique de ce fractionnement entre le monde réel et le monde spirituel, le monde intérieur et le monde extérieur. Elle donne à voir les coulisses du drame, ce qui ne se voit pas.


"Les images qui sont projetées sur les écrans de télévision expriment tout bonnement le fait que notre monde intérieur ait été construit à partir de l'"image de soi" que nous avons reçue par des systèmes de valeur et de mode de vie préexistants nous nourrissant inconsciemment, qui ont été forcés en nous par des figures d'autorité comme nos parents et la société. ".[4]


Louise Coquet


[1]La mère: “I'd love to live for a long time and stay with you, Sachiko”; “It helps me to keep me young”; Sachiko: “I'm so happy I'm living with you Mam. I can't do anything by myself.”
[2]Looking Back -Chronologically- at the Work of Idemitsu Mako, Morishita Akihiko, in Idemitsu Mako Exhibition : " I create Myself”, catalogue d'exposition, Osaka, 2000.
[3]Jung élabore un concept selon lequel l'influence de la mère sur l'enfant ne provient pas uniquement de la mère réelle, mais aussi de l'archétype de la Grande Mère, c'est-à-dire d'une image ou d'un symbole universel. Pour Carl Gustav Jung, l'archétype est un processus psychique fondateur de la pensée humaine, commun à toutes les cultures, dans lequel la tendance humaine serait d'avoir une même " forme de représentation " qui structurerait la psyché sur un thème donné. Ce concept est une conséquence du concept d'" inconscient collectif ".
[4] Dans Visual Artist : Idemitsu Mako, texte du catalogue de l'exposition Idemitsu Mako Exhibition : " I create Myself ", Saito Ayako écrit : “The images that are projected on the television monitors straightforwardly express the fact that our interior world has been constructed from the "self-image" that we have received by unconsciously being fed pre-existing value systems and models for living thaeen forced on us by figures of authority like our parents and society.”