Vrai Faux Passeport, 2006

Betacam numérique PAL / Don de la production ; couleur, son


Dans le cadre de l’exposition « Collage(s) de France », devenue finalement « Voyage(s) en utopie, 1946-2006 », que Jean-Luc Godard a présenté au Centre Pompidou du 11 mai au 14 août 2006, le cinéaste s’était engagé à réaliser sept films. Parmi les vidéos finalement livrées, plusieurs sont signées par Anne-Marie Miéville (Dans le temps, Ce que je n’ai pas su dire, Souvenir d’utopie) et deux sont des créations antérieures de Godard, recyclées pour l’occasion (Une bonne à tout faire et Je vous salue Sarajevo). Vrai faux passeport est la seule nouvelle production très godardienne de l’ensemble. Agençant extraits de films, d’émissions télévisées et textes inscrits à l’écran ou plus rarement dits, Vrai faux passeport est à la manière du cinéaste « dernière période », qu’il pratique depuis un quart de siècle et ses Histoire(s) du cinéma. La nouveauté tient ici à la démarche, ostentatoire et provocante : celle d’un procès en morale et en esthétique livré aux images, qui se voient estampillées de « bonus » ou de « malus » par Godard, auto-désigné juge suprême. Ce sont « vingt-neuf citations à comparaître pour passer en jugement » et autant d’extraits, organisés par thèmes (Les Dieux, Histoire, Torture, Liberté, Enfance…), marqués successivement aux sceaux du bonheur et de l’infamie. C’est ainsi qu’une séquence d’Intervention divine d’Elia Suleiman, où une terroriste palestinienne ninja lance ses fléchettes sur des soldats israéliens, est frappée d’un « malus », tandis qu’en regard, un extrait d’Ici et Ailleurs, de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville, où une fillette dit un poème de Mahmoud Darwich sur la résistance dans un camp palestinien en ruines, est marqué d’un « bonus ». D’Est de Chantal Akerman et son travelling le long des rues de l’ancienne URSS se voit également épinglé, alors qu’un documentaire sur des mendiants russes qui réinventent le monde à leur image reçoit un bon point. Dans les bonus, on trouve sans surprise Rossellini, Cocteau, Mankiewicz, Dreyer, Bresson, Fellini, Hitchcock, Samira Makhmalbaf, Gallo, Watkins… Ce sont plutôt les malus qui révèlent le cinéaste : la joie de vaincre d’une joueuse de tennis et de son entraîneur, le discours de Malraux prononcé pour la panthéonisation de Jean Moulin, des scènes de violence chez Quentin Tarantino et Amos Gitaï… Si la distribution de bons et de mauvais points tout à l’arbitraire de l’auteur agace, elle éveille en même temps l’esprit critique du spectateur, confronté à ses propres amitiés et inimitiés, tantôt avocat, tantôt procureur. Heureusement, la mécanique manichéenne inventée par Godard s’épuise ou l’épuise, laissant plus de place au cinéma : peu à peu, la numérotation des thèmes s’emballe, passant de 15 à 38 puis à 153 ; les extraits ne sont plus marqués de sceaux, plusieurs bonus se succèdent sans contrepoints négatifs ; Godard « oublie » de couper les extraits qu’il aime trop, affiche plusieurs fois un super bonus pour la beauté fatale d’Ava Gardner en comtesse aux pieds nus… « Qui voudra bien aller juste un peu au-delà de l’énervement, c’est-à-dire seulement cheminer à ses côtés, y retrouvera juste le contraire du geste d’amertume rétrograde qu’il paraît d’abord être : un éloge de l’art d’aimer, qui engage absolument. »[1]


Judith Revault d’Allonnes


[1] Jean-Michel Frodon, « Critique de la critique », Cahiers du cinéma, n° 611, avril 2006