Petite chronique de l'image, 1995 - 2002

8 moniteurs,
8 bandes vidéo, PAL, 4/3, noir et blanc, silencieux,



Les huit boucles vidéo qui constituent cette installation peuvent être présentées sur moniteurs ou en projection dans un espace obscur ; l'important est que les huit images de corps apparaissent simultanément dans la salle d'exposition et que le spectateur puisse avoir plusieurs images dans son champ de vision pour en apprécier l'effet sériel. Des images hésitant entre photographie et film font surgir des corps dans un éclairage qui les détache du fond noir des écrans et met en avant des postures tout à fait énigmatiques, que le temps du regard construit et déconstruit peu à peu dans le silence. Chacune des boucles représente un seul corps nu, animé de mouvements ténus, sans intention, de micro-mouvements répétés avec de légères variations, qui évoquent des spasmes, des tremblements ou des frémissements ; ils semblent révéler à la surface des tensions et des agitations intérieures comme venues des organes. Les postures elles-mêmes renvoient davantage au corps comme organe que comme organisme articulé en formes lisibles et identifiables, comme elles le sont dans la tradition du nu. Elles créent les conditions d'une confusion entre une partie et un tout, un membre et un autre, un volume et un creux ; c'est jusqu'à l'identité sexuelle que la confusion se ressent. Le corps est recroquevillé, plié, ramassé ou, au contraire, en extension ; la tête et le visage sont renvoyés dans l'ombre ; les points d'appui sont délocalisés dans l'espace sans dimensions; le point de vue de la caméra opère des raccourcis ou, à l'inverse, des dilatations de volumes. Tous ces partis pris sont négociés entre l'artiste et ses modèles à partir de l'image renvoyée sur le moniteur de contrôle pendant le travail : " Là, au lieu de se fabriquer son corps sur des images extérieures, on le construit en fonction d'images intérieures, et c'est quand on touche ses autres corps possibles qui ont été mis de côté, refoulés, quand on percute ça, quand quelque chose peut à nouveau émerger, que l'image-corps devient vivante. " Les moyens techniques sont très simples, archaïques, d'une certaine manière : ils renvoient à une tradition photographique et sculpturale (le noir et blanc et l'éclairage focalisé, le corps comme volume en ronde bosse contribuent à évoquer cette histoire), et à une pratique de la pose qui relève plus de la posture que de la position. Mais ici, pas de référence à une photographie ou au portrait psychologique. Le corps apparaît dans une étrangeté renouvelée, voire sidérante, saisi dans une pause hésitant entre fixité et mouvement. S'il veut bien s'en donner le temps, l'observateur prend conscience que c'est lui même qui construit, mentalement et dans la durée, des représentations métamorphiques du corps, à partir d'un chaos de chair difficile à nommer, dans lequel seuls quelques repères provisoires sont offerts à sa reconnaissance. Les figures générées par le dispositif vidéographique et performatif sont alors suspendues entre l'humain et l'animal, entre le féminin et le masculin, entre l'imaginaire et le fantasmatique. L'artiste et ses modèles opèrent sans " modèle " reconnu, dans l'interstice entre photographie, danse et vidéo, dans des lames de temps qui séparent l'instantané de la durée ; en-deçà du geste et du mouvement, au-delà du gel de la pause, ils travaillent " entre " le corps, et entre ses déterminations. D'où l'effet de sidération que ces images provoquent : un corps encore inconnu se présente à nous, qui n'est plus fait de surfaces et de formes convenues, mais de masse et de tension, de chair et de matière organique, de plis et d'étendues animés par les forces implacables et irraisonnées du vivant. Les corps échoués là bougent encore, invaincus, entièrement pris dans leur devenir-corps, celui qu'on ne sait pas encore mais qui " pousse ", non sans douleur, à sortir de ses limites assignées et à s'inventer soi-même, au-delà de tout récit et de toute histoire collective. Pour Laurent Goldring, " l'hypothèse récurrente de l'épuisement de la représentation ne tient pas ; on ne sait pas encore ce que peut le corps et ce que le regard a encore à y voir ; preuve aussi que si le corps se forme, il peut se dissoudre dans l'informe pour s'informer à nouveau, et que l'excarnation n'a pas de fin. " Loin des pratiques désenchantées d'un corps vaincu et désabusé, ce travail part sans naïveté du corps, certes, échoué, mais il lui donne les moyens de trouver dans la chute même la possibilité et l'énergie pour se redisposer autrement dans le monde. En cela, la démarche de Laurent Goldring se rapproche des recherches d'une nouvelle génération de " chorégraphes " qui sont d'ailleurs souvent ses modèles (Alain Buffard, Xavier Le Roy, Benoît Lachambre, Maria Donata d'Urso), et qui, eux-mêmes, utilisent l'image comme outil critique dans leur propre travail. Elle démontre que le corps peut encore donner lieu à de nouvelles représentations, que ses figures ne sont pas épuisées, qu'il a encore quelque chose à nous dire de sa condition, de ses identités, de sa sexualité, de son mystère, au-delà de sa considération purement optique et de ses modèles d'identification stéréotypés. Bref, qu'il est encore à inventer.


 


Françoise Parfait