Feature Film (Film de fiction), 1998

1 vidéoprojecteur, 4 à 6 haut-parleurs,
1 bande vidéo, PAL, 16/9, couleur, son stéréo, 123’


Le terme anglais Feature Film signifie long métrage et c'est effectivement le premier long métrage de Douglas Gordon, du moins si l'on raisonne en termes de direction artistique et de durée, même s'il ne correspond pas exactement à ce que nous associons habituellement à cette notion. Il n'y a ni dialogue, ni narration suivie. Gordon est surtout connu pour se réapproprier les films des autres et les utiliser à ses propres fins conceptuelles (surtout dans 24 Hour Psycho, 1993, et Through A Looking Glass, 1999), mais dans Feature Film (coproduit par le Centre Pompidou et Art Angel), l’artiste ne se contente pas de s'approprier la bande musicale du film d'Alfred Hitchcock de 1958, Vertigo. Il met en scène son interprétation de la partition composée par Bernard Hermann pour Vertigo par le chef d'orchestre James Conlon, chef de l'Opéra National de Paris. Feature Film existe en deux versions : l'une est en mono écran, une projection 35 mm qui dure soixante-quatorze minutes (la durée de la bande originale du film) et peut être montrée dans une salle de cinéma, l'autre est une installation composée d'une part d'un écran suspendu avec sur les deux faces une projection de la version de 128 minutes du film de Gordon (la durée de Vertigo) et d'autre part d'une copie du Vertigo de Hitchcock diffusée sur un petit écran de télévision posé dans un coin de l'espace d'exposition. Tout comme il parvenait à retirer toute la terreur de Psychose en l'étirant sur une durée de 24 heures, dans Feature Film, il isole la musique de Vertigo de sa source et crée un nouveau film sur un chef d'orchestre (James Conlon) qui dirige avec beaucoup d’émotion un orchestre que l'on ne voit jamais jouant cette bande originale. Le film, composé uniquement de gros plans des bras, des doigts, de la bouche, des yeux et du front de Conlon, fonctionne sur plusieurs niveaux. Gordon travaille une fois de plus à essayer de bouleverser l'expérience visuelle liée au cinéma traditionnel et demande aux spectateurs de regarder l'artifice du cinéma pour ce qu'il est. Dans la version installation, il crée en outre une sorte de "vertigo" (une sensation de désorientation et de vertige) lorsque les spectateurs essaient de trouver un équilibre dans le duel visuel qui oppose le film de la représentation musicale réalisé par Douglas Gordon au film d'Hitchcock, à la fois mystérieux, fascinant et rapide dans lequel on retrouve les icônes de cinéma que sont James Stewart et Kim Novak. Les spectateurs ne savent pas vraiment sur quoi se concentrer. Ils sont irrésistiblement attirés par ce film noir qu'ils connaissent bien sur le petit écran de télévision, mais la projection de Gordon, en grand format et en couleur exige qu'ils regardent le beau chef d'orchestre au moment où la musique commence. Mais où est l'orchestre et pourquoi les mouvements des mains du chef semblent parfois désynchronisés par rapport à la musique que nous entendons ? Gordon a toujours trouvé intéressant de créer des conflits, des ruptures. Il écrit à propos de Feature Film : “ l'œuvre contient une rupture légère, mais importante, dans le processus de perception qui consiste à déplacer quelque chose de son lieu d'origine vers un autre lieu et d'autres temps. […] Mon projet est de me saisir de cette musique, de la faire divorcer d'un film (Vertigo) pour ensuite créer une liaison amoureuse avec un autre (Feature Film)”. Il s'agit, pour Gordon, d'un "jeu intéressant". Les états mentaux problématiques comme la schizophrénie ou l'angoisse (voire l'hystérie) servent souvent de matériel à son travail. Dans Vertigo il a trouvé une multitude de troubles psychologiques comme la paranoïa, la culpabilité, la déception, le suicide ou le fétichisme du travestissement, pour n'en citer que quelques-uns. Ces thèmes auraient une fois de plus pu susciter son intérêt mais dans Feature Film, c'est quelque chose de très personnel qui se produit. Dans le premier film qu'il réalise vraiment (après s'en être réapproprié plusieurs), Gordon trouve en James Conlon un double, un compagnon de fortune. Nous voyons le chef d'orchestre portant des vêtements qui ne correspondent pas à sa profession, mais bien à celle d'un artiste : un pull à col roulé de coton noir, les manches relevées, montrant ses avant-bras, qui, bien que moins poilus, ressemblent à ceux de Gordon, tels que nous pouvons les voir dans plusieurs de ses travaux photographiques : Tattoo I et Tattoo II, datant tous les deux de 1994 ; A Divided Self, 1996 ; Blue, 1998 ; Fragile Hands Collapse Under Pressure, 1998. Feature Film est essentiellement un ballet pour mains, une chorégraphie exécutée par un chef d'orchestre, James Conlon, qui, et ce n'est pas un hasard, a à peu près le même âge que Gordon, possède son teint irlando-écossais et est lui-même l'interprète des travaux d'autres artistes, en l'occurrence de compositeurs. Feature Film est à lui seul une performance, un documentaire et une autobiographie. Les gros plans rapprochés que Gordon fait des bras et des yeux de Conlon, notamment, sont un hommage à l’artiste/réalisateur dont la vision et les gestes, associés aux outils de son art, qu'il s'agisse d'une caméra, d'une partition musicale, de peinture ou de marbre, sont à l'origine même de la production d'art. Il est certain que Gordon aurait pu travailler, selon son habitude, sur les perturbations et les dissonances cognitives en extrayant la bande musicale du film avant de la transférer sur une autre bande, en léger décalage par rapport au film original. Il aurait pu le faire s'il avait simplement voulu mettre en avant la musique habituellement reléguée au second plan de la perception du spectateur/auditeur. Mais dans Feature Film, il recherchait bien plus que cela. Pour sa première réalisation, l'enjeu était de faire un film sur la réalisation de films, un film intime et personnel.


Michael Rush


Traduction Emilie Benoit